Camus, sa Peste, notre Covid

La Peste, ce roman de l’écrivain, journaliste, mais surtout philosophe Albert Camus a fait énormément parler de lui avec la récente crise sanitaire mondiale. Sa rédaction a commencé en janvier 1941 pour finalement être publiée en 1947. Il est souvent décrit comme le meilleur roman européen de l’après-guerre. L’épidémie dont il est question dans le récit est souvent comparée au nazisme dû à la période de publication, mais les interprétations peuvent être nombreuses. L’œuvre de Camus sonne-t-elle aujourd’hui comme un roman d’anticipation ?

 

Les pandémies et La Peste

La Peste nous raconte l’histoire des habitants d’Oran durant la période de l’Algérie française. La ville d’Oran est décrite comme « une ville ordinaire et rien de plus qu’une préfecture française de la côte algérienne », où les événements racontés n’ont pas leurs places. La ville est frappée par la peste et nous suivons le long du récit, le point de vue de différents personnages contés par un narrateur dont l’identité ne nous est révélée qu’à la fin de l’œuvre. Le chroniqueur préférant raconter cette histoire de la manière la plus objective possible. Cette narration permet au lecteur de mieux cerner les différents personnages et comprendre leurs actions vis-à-vis de l’épidémie. Les personnages les plus importants sont le Docteur Rieux, son voisin Tarrou, le journaliste parisien Rambert et le jésuite Paneloux. Les personnages servent ici à présenter différents points de vue de la situation, permettant au lecteur d’avoir une vision plus globale de l’impact de la peste. Afin d’écrire ce livre, Albert Camus s’est documenté sur les différentes pestes ayant existé tout au long de l’histoire. Il souhaitait comprendre quel sens a la peste pour l’humanité. Au début du livre, il nous explique qu’avant la peste, les habitants d’Oran étaient des gens simples vivant des vies centrées sur l’argent. Ils remarquent à peine qu’ils sont en vie. L’arrivée de ce fléau désemparera les habitants. Camus décrit les fléaux :

« Les fléaux, en effet, sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. Le docteur Rieux était dépourvu, comme l’étaient nos concitoyens, et c’est ainsi qu’il faut comprendre ses hésitations. C’est ainsi qu’il faut comprendre aussi qu’il fut partagé entre l’inquiétude et la confiance. Quand une guerre éclate, les gens disent : « Ça ne durera pas, c’est trop bête. » Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l’empêche pas de durer. La bêtise insiste toujours, on s’en apercevrait si l’on ne pensait pas toujours à soi. Nos concitoyens à cet égard étaient comme tout le monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes : ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent, et les humanistes en premier lieu, parce qu’ils n’ont pas pris leurs précautions. Nos concitoyens n’étaient pas plus coupables que d’autres, ils oubliaient d’être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux. »

Avant de continuer sur La Peste et de faire le lien avec notre situation, il est nécessaire d’ouvrir une parenthèse sur Camus et sa pensée…

Camus, un existentialiste

Les travaux de Camus ont été influencés par les existentialistes (Kierkegaard, Nietzsche, Heidegger…). L’existentialisme est un courant philosophique et littéraire qui considère que l’être humain forme l’essence de sa vie par ses propres actions, il considère chaque individu comme un être unique maître de ses actes, de son destin et des valeurs qu’il décide d’adopter. Le concept le plus important à comprendre est la futilité de l’existence. Nous sommes juste de la matière biologique qui tourne sans raison sur un petit rocher, dans un coin d’un univers indifférent. Nous n’avons pas été mis ici par une divinité bienveillante et demandés de travailler vers le salut sous la forme des Dix Commandements, il n’y a pas de feuille de route ni de but de plus grand, et c’est cette réalisation qui se trouve au cœur des travaux des existentialistes. Camus a la différence de certains de ces philosophes résiste à l’extrême désespoir ou le nihilisme. Il soutient que nous devons vivre avec la conviction que nos efforts seront en grande partie futiles. C’est dans son essai Le mythe de Sisyphe que nous comprenons le mieux cette pensée. Sisyphe est une figure grecque contrainte par les dieux de faire rouler un rocher vers le haut d’une montagne et de le regarder retomber à nouveau, perpétuellement. Camus suggère ici que nous devrions faire face du mieux que nous le pouvons à tout ce que nous avons à faire, nous devons reconnaître l’arrière-plan absurde à l’existence, puis triompher de la possibilité constante de désespoir en imaginant Sisyphe heureux.

 

Covid-19, notre Peste

Faire le parallèle ici entre l’épidémie d’Oran et la nôtre n’est pas la chose la plus difficile à faire. En effet, les situations décrites dans le livre ont aussi eu lieu durant la crise sanitaire : les gens pensant que ça ne durerait pas, les autorités mal préparées, les citadins se réfugiant dans les campagnes, le confinement des cas-contacts, l’ouverture de clinique par manque de place dans les hôpitaux, le non-respect du confinement et bien évidemment le fait que la pandémie soit un châtiment divin. Les deux dernières situations sont d’ailleurs perpétrées par le personnage de Rambert et Paneloux (cités plus tôt). Rambert souhaite retrouver sa femme et rentrer en France et Paneloux sermonne ses concitoyens en annonçant que la peste est une punition divine due à leur perversion. Mais c’est là que nous nous demandons : est-ce que Camus avait tout prévu ? Est-il plus brillant que nos scientifiques contemporains ? La vérité est tout autre, Camus par sa philosophie arrive à cerner le sens que nous donnons à la peste et aux pandémies en général.

« Beaucoup cependant espéraient toujours que l’épidémie allait s’arrêter et qu’ils seraient épargnés avec leur famille. En conséquence, ils ne se sentaient encore obligés à rien. La peste n’était pour eux qu’une visiteuse désagréable qui devait partir un jour puisqu’elle était venue. »

Ce que cherche à nous dire l’auteur est que la peste n’est pas ici une maladie, mais bien notre existence même, lors d’un échange entre Rieux et Tarrou, il dit :

« Je sais de science certaine (oui, Rieux, je sais tout de la vie, vous le voyez bien) que chacun la porte en soi, la peste, parce que personne, non, personne au monde n’en est indemne. Et qu’il faut se surveiller sans arrêt pour ne pas être amené, dans une minute de distraction, à respirer dans la figure d’un autre et à lui coller l’infection. Ce qui est naturel, c’est le microbe. Le reste, la santé, l’intégrité, la pureté, si vous voulez, c’est un effet de la volonté et d’une volonté qui ne doit jamais s’arrêter. L’honnête homme, celui qui n’infecte presque personne, c’est celui qui a le moins de distraction possible. Et il en faut de la volonté et de la tension pour ne jamais être distrait ! Oui, Rieux, c’est bien fatigant d’être un pestiféré. Mais c’est encore plus fatigant de ne pas vouloir l’être. C’est pour cela que tout le monde se montre fatigué, puisque tout le monde, aujourd’hui, se trouve un peu pestiféré. Mais c’est pour cela que quelques-uns, qui veulent cesser de l’être, connaissent une extrémité de fatigue dont rien ne les délivrera plus que la mort. »

Notre peste, ce sont nos vies qui sont aux yeux de Camus au bord du gouffre qu’il appelle l’absurde. Nos vies peuvent nous être retirées de bien des manières par une maladie, par accident ou encore par les actions de nos contemporains. Et la connaissance de cette vérité est qu’elle ne doit pas nous désespérer ou nous rendre tristes. Pour Camus, nous devons aimer les autres êtres vivants condamnés sans attendre rien en retour que de réduire la pénibilité de l’existence. La vie est un hospice, jamais un hôpital.

 

Vivre avec le Covid

Il est intéressant de se demander comment Camus aurait vécu la crise du Covid-19, cela dit la réponse nous est déjà offerte dans le livre au détour d’une conversation entre un Rambert totalement désespéré par la situation et le Docteur Rieux servant ici de porte-parole de la pensée de l’auteur :

« – Voilà. Et vous êtes capable de mourir pour une idée, c’est visible à l’œil nu. Eh bien, moi, j’en ai assez des gens qui meurent pour une idée. Je ne crois pas à l’héroïsme, je sais que c’est facile et j’ai appris que c’était meurtrier. Ce qui m’intéresse, c’est qu’on vive et qu’on meure de ce qu’on aime. Rieux avait écouté le journaliste avec attention. Sans cesser de le regarder, il dit avec douceur :

L’homme n’est pas une idée, Rambert.
L’autre sautait de son lit, le visage enflammé de passion.

C’est une idée, et une idée courte, à partir du moment où il se détourne de l’amour. Et justement, nous ne sommes plus capables d’amour. Résignons-nous, docteur. Attendons de le devenir et si vraiment ce n’est pas possible, attendons la délivrance générale sans jouer au héros. Moi, je ne vais pas plus loin.
Rieux se leva, avec un air de soudaine lassitude.

Vous avez raison, Rambert, tout à fait raison, et pour rien au monde je ne voudrais vous détourner de ce que vous allez faire, qui me paraît juste et bon. Mais il faut cependant que je vous le dise : il ne s’agit pas d’héroïsme dans tout cela. Il s’agit d’honnêteté. C’est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c’est l’honnêteté.

Qu’est-ce que l’honnêteté ? dit Rambert, d’un air soudain sérieux.

Je ne sais pas ce qu’elle est en général. Mais dans mon cas, je sais qu’elle consiste à faire mon métier. »

Vivre avec honnêteté, vivre pour le bonheur de tous, vivre pour son bonheur. C’est cela tout le message de l’écrivain. La vie vaut la peine d’être vécue. Le docteur Rieux apprécie la danse, l’amour et la nature ; il est très sensible à l’odeur des fleurs, aux couleurs du coucher de soleil et tout comme Camus adore nager dans la mer, s’éclipser après une soirée sur la plage pour s’abandonner à l’immensité rassurante des vagues. Nous devons faire face à l’absurdité de notre situation, vivre notre vie en aimant et respectant nos contemporains et cet état d’esprit vaut pour la crise sanitaire, mais aussi pour le reste de notre existence.

« Les autres disent : « C’est la peste, on a eu la peste. » Pour un peu, ils demanderaient à être décorés. Mais qu’est-ce que ça veut dire, la peste ? C’est la vie, et voilà tout. »

 

 

Raphaël Penault

Crédit photo : vaconfirma.com

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