Génocide des Tutsi au Rwanda : une part de responsabilité mais pas de complicité pour la France

Créée le 5 avril 2019 par Emmanuel Macron, la Commission Duclert a rendu son rapport au président le 26 mars 2021. Quelques semaines plus tard, le 19 avril, c’est le rapport commandé en 2017 par le gouvernement rwandais au cabinet d’avocat américain Levy Firestone Muse qui est publié. Les rapports Duclert et Muse, tous deux chargés d’éclairer le rôle de la France dans le génocide des Tutsi en 1994 tirent des conclusions différentes mais tendent à aller dans le même sens : celui de l’apaisement.

 

Il y a 27 ans

Le 6 avril 1994, le président Hutu rwandais est assassiné lors d’un attentat quand le jet le transportant, ainsi que le président du Burundi, est abattu par un missile. Le lendemain, les membres de Hutu Power, mouvement extrémiste hutu partisan d’un nationalisme ethnique, débutent à Kigali le massacre des Tutsi. Le 9 avril, le gouvernement provisoire prend place à l’initiative du colonel et ministre de la Défense Théoneste Bagosora et conduit jusqu’à juillet 1994 le génocide qui tuera plus de 800 000 Tutsi. Ce massacre de masse laissera pour morts en moyenne 10 000 personnes par jour ; hommes, femmes et enfants Tutsi ainsi que certains Hutu refusant de se joindre à la cause extrémiste. Le génocide prendra fin en juillet 1994, quand le FPR (Front Patriotique Rwandais) de l’actuel président Paul Kagame, majoritairement composé de rebelles Tutsi prend le contrôle de la capitale puis de l’essentiel du pays.

Quant à la France, elle est la seule puissance à reconnaître le gouvernement provisoire rwandais et va même jusqu’à recevoir le ministre des Affaires étrangères ainsi que le fondateur de la CDR, « un parti extrémiste qui prônait la haine ethnique » selon l’ambassadeur de France au Rwanda en 1994, à l’Élysée et au Quai d’Orsay, le 27 avril 1994 malgré la mise en garde de la Fondation Internationale pour les Droits Humains (FIDH).

La présence militaire française commence, elle, sous le nom d’Opération Turquoise, le 22 juin avec plus de 2 500 soldats déployés sur le territoire rwandais. Cette mission est présentée comme une opération humanitaire mais sera sujette à de nombreuses controverses et critiques, encore aujourd’hui.

 

Rapport Duclert : intransigeant mais nuancé

Le rapport de la Commission française d’historiens sur le rôle de la France au Rwanda, couramment appelée Commission Duclert, du nom de son président le professeur et historien Vincent Duclert, dénonce « des responsabilités lourdes et accablantes » de la France dans la tragédie.

 

Un personnage central est visé dans le rapport Duclert, celui du locataire de l’Élysée en 1994 : François Mitterrand. Les quatorze historiens de la Commission lui reprochent sa relation « forte, personnelle et directe » avec le président Juvénal Habyarimana et le gouvernement hutu dans les années 90. « Elle [la France] a adopté un schéma binaire opposant d’une part l’ami hutu, incarné par le président Habyarimana, et de l’autre l’ennemi qualifié d’«ougando-tutsi» pour désigner le FPR. Au moment du génocide, elle a tardé à rompre avec le gouvernement intérimaire qui le réalisait et a continué à placer la menace du FPR au sommet de ses préoccupations.» peut-on lire dans la conclusion du rapport qui synthétise la plongée de 1200 pages dans les archives de la France durant la période 1990-1994.

 

Cette relation privilégiée avec le gouvernement rwandais, dont la France avait formé l’armée et fournit armes et munitions avant 1994, serait, selon les historiens de la Commission Duclert, à l’origine de « l’aveuglement persistant des autorités françaises ». Le gouvernement aurait alors plutôt considéré à l’époque que les massacres étaient des effets collatéraux de la guerre entre la rébellion armée tutsie du FPR et les partisans du gouvernement rwandais.

Le président de la commission française revient sur ce terme d’aveuglement dans une interview accordée à Euronews : « Il y a un refus de comprendre, de comprendre notamment qu’en soutenant un régime qui se présente comme le peuple majoritaire, c’est-à-dire les Hutu, avec un extrémisme radicaliste qui se met en place en diabolisant le Front Patriotique Rwandais […] on renforce finalement cette mécanique du génocide. »

 

Peu médiatisée, la partie « Le refus d’arrêter les suspects » du rapport de la commission a tout de même son importance dans la formation de l’opinion publique quant au rôle de la France dans ce génocide. Celle-ci raconte que les autorités françaises ont refusé d’arrêter les « personnes suspectées des pires atrocités » dans la zone humanitaire sûre instaurée par l’opération Turquoise, malgré les nombreux appels de l’ambassadeur Yannick Gérard. Les auteurs du rapport ajoutent même que les membres du gouvernement criminel « sont d’ailleurs conscients qu’ils n’ont rien à craindre de la France ».

Aux yeux des historiens de la commission Duclert, la France porte donc avant tout des responsabilités politiques : « À l’inquiétude de ministres, de parlementaires, de hauts fonctionnaires, d’intellectuels, il n’est répondu que par l’indifférence, le rejet ou la mauvaise foi. » Cependant, ils écartent toute complicité possible de Paris : « La France est-elle pour autant complice du génocide des Tutsi ? Si l’on entend par là une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire, rien dans les archives consultées ne vient le démontrer ».

 

Rapport Muse : plutôt complémentaire

Le rapport Muse s’accorde sur de nombreux points avec son prédécesseur français, notamment sur la critique de la gestion de l’affaire par l’ancien président français François Mitterrand : « L’arrogance de l’engagement néocolonial du président Mitterrand au Rwanda s’est exprimée dans le fait de promouvoir les intérêts géopolitiques de l’État français en se moquant des conséquences que cela pouvait avoir pour les Tutsi au Rwanda. » peut-on lire dans le rapport des avocats américains.

Avec ses 580 pages, le rapport étasunien est beaucoup moins conséquent que les 1200 pages du rapport commandé par Emmanuel Macron. Cependant, les auteurs se sont entretenus avec pas moins de « 250 témoins en anglais, en français et en kinyarwanda » et ont travaillé « à la collecte et à l’analyse de millions de pages de documents, transcriptions et articles de journaux de l’époque ».

 

Comme la Commission Duclert, le rapport Muse dénonce l’inaction de l’État français. Les auteurs américains rappellent par exemple l’existence de l’opération Amaryllis, une évacuation précipitée des ressortissants français au lendemain du début du génocide des Tutsi. Selon le rapport ; « Les soldats de l’opération Amaryllis ont assisté au massacre brutal de civils Tutsi, mais en raison des ordres qu’ils avaient reçus, ils se sont abstenus d’intervenir pour sauver des vies».

 

Cependant, un point de divergence majeure apparaît entre les deux rapports. La préface du rapport livré au gouvernement rwandais contredis l’idée d’aveuglement des autorités françaises explicitée précédemment : « La conclusion de la commission Duclert laisse entendre que l’État français était « aveugle » face au génocide à venir. […] De sa connaissance des massacres de civils perpétrés par le régime du président Habyarimana et ses alliés à la déshumanisation quotidienne des Tutsi en passant par les télégrammes diplomatiques et autres informations remontant depuis le Rwanda, l’État français était en mesure de constater qu’un génocide se préparait. L’État français n’était ni aveugle ni inconscient au sujet d’un génocide prévisible. »
Dans cette même préface, les avocats du cabinet Levy Firestone Muse précise sur la Commission Duclert : « Elle n’attribue pas à l’État français une lourde responsabilité pour avoir rendu possible un génocide prévisible. Nous le faisons dans le présent rapport. »

 

À la lecture du rapport Muse, nous apprenons que l’État rwandais n’a trouvé qu’un mur de silence à Paris quant aux demandes de « documents établissant les faits ». « L’État français a accusé réception des demandes de documents de l’État rwandais le 29 décembre 2019, le 10 juillet 2020 et le 27 janvier 2021, mais n’y a pas donné suite. »

 

L’heure est à l’apaisement

Les relations diplomatiques entre les deux nations se sont largement améliorées depuis l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence française en 2017 et Kigali a à cœur de poursuivre sur cette voie. On le remarque d’abord avec le titre du rapport Muse : « Un génocide prévisible. Le rôle de l’État français en lien avec le génocide contre les Tutsi au Rwanda » qui détonne entièrement avec le titre du rapport rwandais rendu par la Commission Mucyo en 2008, bien plus offensif : « Commission nationale indépendante chargée de rassembler les éléments de preuve montrant l’implication de l’État français dans la préparation et l’exécution du génocide perpétré au Rwanda en 1994 ».

 

Le 7 avril 2021, à l’occasion des cérémonies de commémoration du 27e anniversaire du génocide des Tutsi, le président Paul Kagame a qualifié le rapport Duclert d’ « important pas en avant ».  Le président, ancien commandant du FPR, sera d’ailleurs reçu par Paris le 18 et 19 mai pour participer au sommet sur le financement des économies d’Afrique subsaharienne et à une rencontre portant sur le Soudan, preuve à nouveau d’une amitié naissante entre les deux États.

Mais il n’est pas le seul à s’être félicité du rapport Duclert, son ministre des Affaires étrangères Vincent Biruta a en effet souligné : « Si vous comprenez bien le passé, cela veut dire que vous pouvez construire un avenir ensemble […]. Ça permettra, nous l’espérons, […] de construire une relation saine et positive entre la France et le Rwanda

 

Du côté français, le président a, dans un communiqué de la présidence, décrit le rapport Duclert comme une « avancée considérable ». Le gouvernement français a, par la même occasion, indiqué qu’il « poursuivra ses efforts en matière de lutte contre l’impunité des personnes responsables de crimes de génocide». En effet, plusieurs ont déjà été arrêtées depuis le début des années 2000, mais pas encore assez aux yeux d’Ibuka France, ONG œuvrant pour la mémoire du génocide des Tutsi, qui continue de le dénoncer.

Le dernier pas en date vers l’apaisement des relations entre les deux pays réside dans l’ouverture par l’État français des archives présidentielles relatives au Rwanda de François Mitterrand et de son Premier ministre Edouard Balladur. Une première depuis 1994, au grand bonheur des différents historiens travaillant sur la question.

 

La relation entre Paris et Kigali aura connu des hauts et des bas mais finalement, même si ces rapports mettent en lumière un aspect très sombre de l’histoire française, leur publication aura eu plutôt pour effet de rapprocher les deux nations. Emmanuel Macron est d’ailleurs attendu en mai au Rwanda pour une visite officielle.

 

Lilia Fernandez

 

Crédits photos : AFP – Simon Wohlfahrt / AFP – Georges Gobet

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