Vers une censure légalisée des journalistes en Europe ? 

Vers une censure légalisée des journalistes en Europe ? 

Les discussions, les négociations autour du projet de loi sur la liberté des médias en Europe, “l’European Media Freedom Act”, entre le Conseil de l’Union Européenne, le Parlement et la Commission européenne auront duré plus d’une année. Le vendredi 15 décembre 2023, l’issue semble trouvée : l’espionnage des journalistes est légalisé.

 

Un bras de fer qui a duré 1 an

Une enquête menée par Disclose en collaboration avec le collectif de journalistes Investigate Europe et le média Follow the Money a permis de dévoiler les huis clos des discussions et de mettre en lumière les arcanes de 15 mois de débats et négociations. Du 16 septembre 2022 au 15 décembre 2023, le projet de loi sur la liberté des médias en Europe (European Media Act) a fait l’objet de nombreux débats. Le projet de loi a pour but de garantir l’indépendance, la liberté et le pluralisme des médias. Les discussions étaient centrées notamment sur l’article 4, celui-ci concerne la protection des sources journalistiques, qui est une des conditions fondamentales de la liberté de la presse. Le texte initial interdit l’utilisation de logiciels espions contre des journalistes et des médias, sauf dans le cadre « d’enquêtes sur des formes graves de criminalité » (terrorisme, viol, meurtre) », ils pourront cependant être utilisés au « cas par cas, pour des raisons de sécurité nationale ».

La France, l’Italie, la Finlande, la Grèce, Chypre, Malte et la Suède font bloc pour avorter la loi européenne et militent activement afin d’autoriser la surveillance des journalistes en clamant la « sécurité nationale ». Ceux-ci refusent que les « enjeux en matière de sécurité nationale ne soient traités dans le cadre d’une dérogation ». Les pays souhaitent ajouter une clause d’exclusion explicite à l’interdiction de surveillance. Le but ? Pouvoir enrayer le travail de la presse, quand elle l’estime nécessaire. Cette dérogation a été impulsée par les ministères français de l’intérieur et des armées.

En juin 2023, 25 États membres sur 27, adoptent au Conseil de l’Union européenne une nouvelle version de la loi. La marge de manœuvre des services de renseignements est augmentée : les logiciels espions pourront être utilisés dans le cadre d’enquêtes associées à une liste de 32 délits passibles de trois à cinq ans de prison, tels que le sabotage, la contrefaçon, la corruption, l’atteinte à la vie privée et bien encore. Craignant une obstruction à la liberté d’expression des journalistes, le Parlement européen a rappelé à l’ordre les Etats membres. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a insisté sur le fait que les pays ne pouvaient pas brandir le concept de sécurité nationale de façon aléatoire pour enfreindre les lois européennes. Le 3 octobre 2023, la proposition de loi pour un contrôle renforcé de la surveillance des journalistes a été approuvée par une majorité de deux tiers des eurodéputés.

Nouvelle forme de censure ? 

Cette volonté de toujours restreindre la liberté d’expression, bâillonner les journalistes est loin d’être nouvelle en France. Comme ce fut le cas de la journaliste Ariane LAVRILLEUX de Disclose. Elle a été détenue pendant environ 40 heures en septembre dernier. A. LAVRILLEUX avait exposé la collaboration de l’État français avec le régime égyptien lors des frappes ayant causé la mort de nombreux civils. Elle a ensuite été accusée de divulgation de documents classés secret défense. Et c’est loin d’être le seul cas isolé.

L’Union européenne se réjouit d’avoir déstabilisé la France et ses alliés, ainsi que d’avoir trouvé un accord faisant barrage aux volontés de ces derniers. Le texte adopté ne mentionne en aucun cas des références à la sécurité nationale. Cependant, la loi légalise tout de même l’utilisation de logiciels espions à l’insu des journalistes dans certains cadres précis : « L’utilisation de logiciels de surveillance intrusifs à l’encontre de journalistes devra également être justifiée dans le cadre d’enquêtes sur des infractions graves passibles d’une peine privative de liberté dans l’État membre concerné » et « dans ce cas, les mesures de surveillance devront être régulièrement contrôlées par les autorités judiciaires.» écrit le Parlement européen.

L’espionnage de journalistes est malheureusement déjà en action, avec l’autorisation de l’Union européenne pour l’utilisation légale de logiciels espions, ouvrant ainsi la voie à des abus potentiels. Ces limites présumées risquent d’être rapidement contournées et tout prétexte sera bon à prendre pour utiliser ces logiciels espions.

L’inquiétude des journalistes

Tout le long des discussions autour de l’article 4 du projet de loi, les syndicats, les sociétés des journalistes, les associations ainsi que les médias ont pointé du doigt les risques pour la liberté de la presse en légalisant l’utilisation de logiciels-espions dans leur exercice de fonction. Le monde journalistique dénonce des motivations portées par un lobbying de l’Etat français. Il insiste notamment sur la protection des sources des journalistes, celle-ci est une condition fondamentale de la liberté de la presse et de la démocratie. En septembre 2023, 500 journalistes ont signé une lettre appelant le Parlement européen à instaurer une interdiction absolue de les surveiller quelle que soit la manière utilisée.

Maja Sever, présidente de la Fédération européenne des journalistes, a souligné l’importance de l’article 4 pour les journalistes. Selon elle, l’objectif initial était de garantir la protection des sources journalistiques et d’offrir une sécurité juridique aux médias. Elle s’interrogeait sur l’ajout d’une clause sur la sécurité nationale dans une loi censée défendre la liberté des médias, arguant que celle-ci relève du domaine national. Cette démarche est perçue comme étant contraire aux principes libéraux. Selon Dominique Pradalié, présidente de la Fédération internationale des journalistes (FIJ), cette possibilité d’espionnage représenterait non seulement une menace sérieuse pour la liberté de la presse en Europe, mais enverrait également un signal dévastateur à d’autres continents.

Cette loi, célébrée par les dirigeants de l’UE comme une défense de la liberté de la presse, est en réalité tout le contraire. Plutôt que de protéger les sources, elle met sérieusement en péril cette protection et légalise la surveillance ainsi que la répression des journalistes. Elle ne fait que consolider la volonté de restreindre la soi-disant liberté de la presse.

 

Crédits photo : Public Domain Pictures

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