Femmes et cuisine : de ménagères à étoilées

Le club des sept, voilà comment on l’appelle… Ces 7 femmes triplement étoilées au guide Michelin sur les 130 chefs du monde entier ayant reçu jusqu’alors cette même récompense. C’est ce comité visiblement restreint, qui semble quasi impossible d’accès aux femmes, que vient d’intégrer la cheffe française Hélène Darroze. Un moment de joie et de reconnaissance pour la Landaise qui nous rappelle rapidement au combien la haute gastronomie manque de figures féminines. Depuis plus d’un siècle, nombreuses sont les restauratrices qui tentent de se faire une place dans un milieu paradoxalement plus que masculin. Retour sur 100 ans de progrès en demi-teinte.

 

Une tâche de femme, un métier d’homme

Dès ses débuts, la cuisine s’est imposée comme une tâche féminine et une institution masculine appelée ici plus noblement bien sûr, gastronomie ou art-culinaire.

Paul travaille la journée. Marie, elle, est cantonnée au foyer, à garder les enfants et à cuisiner des bons petits plats en attendant monsieur dans la soirée. Dans quel secteur travaille Paul ? Dans la restauration, c’est une passion commune pour le couple. Mais lui s’affaire aux fourneaux, il est chef d’une brigade, il dirige voyez-vous. Ce n’est pas comme sa compagne, simple ménagère, mère nourricière et bonne à tout faire au domicile. Mais c’est Paul qui nourrit sa famille donc Marie ne dit rien, ne s’impose pas. Alors qu’en réalité, elle voudrait plus que tout apprendre, pratiquer, s’initier à une cuisine plus professionnelle dont les femmes sont exclues.

 

« Il suffit que les hommes s’emparent de tâches réputées féminines et les accomplissent hors de la sphère privée pour qu’elles se trouvent là ennoblies et transfigurées… »
Pierre Bourdieu, La domination masculine

 

Étonnement, c’est la grand-mère de Paul qui fut sa principale source d’inspiration, l’a guidé dans la construction de son identité culinaire qui fait aujourd’hui son succès. Marie et Paul n’existent pas, ils sont fictifs mais malheureusement bien représentatifs de la réalité du XIXe siècle.

 

Pourtant, une lueur d’espoir était apparue bien auparavant, laissant espérer aux femmes qu’une porte s’était entrouverte. Guillaume Tirel, appelé plus communément Taillevent, est considéré comme le tout premier chef français. Il était chargé des cuisines de la Cour du roi Charles VI au XIVème siècle. Aucune femme n’y était présente. Mais même si l’accès à la noblesse leur était condamné, la bourgeoisie montante fait très tôt appel à des femmes pour faire la cuisine. Ce qui semble une belle avancée reste finalement minime puisque « seuls les bourgeois les moins riches auraient confié la responsabilité de leur cuisine à une femme » Stephen Mennell. (Sociologue)

 

Pas assez responsables, un métier trop fatiguant, trop physique, nombreux sont les pseudos arguments qui éloignent les femmes des cuisines professionnelles. Une pensée très ancrée dans le domaine jusqu’à la fin du XIXe siècle et ce dans les plus hautes strates du métier allant jusqu’aux critiques gastronomiques réticents à l’idée de voir une horde de femmes envahir les cuisines.

 

« Que la majeure partie des cuisinières s’en tiennent là et ne prétendent pas s’immiscer dans nos travaux, d’abord trop fatigants pour leur complexion de femme, ensuite beaucoup trop étendus pour leurs faibles connaissances, et dont elles ne peuvent pas rendre quoi qu’elles fassent, qu’une très imparfaite, je dirais même très mauvaise imitation ».
Philéas Gilbert, Critique gastronomique

 

Vos poils s’hérissent ? Moi aussi. Mais continuons. 10 ans plus tard, en 1893, au cours d’un congrès de la chambre syndicale ouvrière, les cuisiniers s’opposent fermement à l’admission des femmes comme apprenties dans les grandes cuisines. Jusque-là tout est normal et reste dans la lignée exclusive des décennies précédentes. Mais ils se sentent visiblement obligés de donner quelques conseils à leurs consœurs féminines et approuvent le principe de l’enseignement ménager. Une stratégie au cœur du maintien des femmes dans la sphère domestique, elles sont alors, comme assignées à résidence par ces messieurs.

 

Les Mères Lyonnaises

Ces Gaulois réfractaires au changement, ne pourront pas fermer les portes des cuisines professionnelles encore bien longtemps car, avec le développement de nombreux restaurants « la rivalité entre cuisiniers et cuisinières s’exacerbe, les premiers craignant une dévalorisation de leur métier et une baisse de salaire. » (Martine Bourelly, Cheffe de cuisine : le coût de la transgression)

C’est dans ce contexte, qu’à nouveau, une once d’espoir apparaît avec les Mères Lyonnaises. La Mère Brazier et la Mère Bourgeois s’érigent en pionnières de la cuisine des femmes. La Mère Brazier, véritable emblème de Lyon, dirige sa brigade d’une main de fer et formera un grand de ce monde : Paul Bocuse.

La mère Brazier et Paul Bocuse en haut à gauche

Toutes deux, deviennent en 1933, les premières femmes à recevoir 3 étoiles au guide Michelin, prestigieux annuaire gastronomique. Il faudra attendre 18, 56 puis 14 ans pour voir à nouveau une femme récompensée de 3 étoiles avec Marguerite Bise en 1951, Anne-Sophie Pic en 2007 et enfin Helène Darroze en 2021. Les Lyonnaises ont ouvert la porte déjà entrouverte des cuisines aux femmes, un milieu auparavant considéré comme hostile pour ces dernières où s’agglutinent outils tranchants et chaleurs extrêmes.

 

Promotion et intégration

Au fil des années, les femmes s’imposent dans un métier plus que masculin. En 1980, l’ouverture des CAP cuisine aux femmes leur permet de se professionnaliser davantage et d’acquérir de l’expérience. Ce n’est qu’en 2008, que l’association les Maîtres Cuisiniers de France – qui promeut la diffusion de l’art culinaire français, l’apprentissage des jeunes et le perfectionnement culinaire – autorise l’accès de ses rangs aux femmes. Malgré cela, l’organigramme de l’association (de 2018, non actualisé) reste exclusivement masculin. Petite victoire.

Il semblerait alors que les femmes doivent faire leur chemin gastronomique seules, entre femmes. La sororité culinaire sera alors de mise ces 20 dernières années.

Des associations de restauratrices voient le jour, notamment l’emblématique Les Nouvelles mères cuisinières, créée en 2001 par Anne Sophie Pic et Hélène Darroze qui vise à former de nouvelles toquées. Des concours exclusivement féminins comme la Cuillère d’or afin de mettre en lumière sur la scène médiatique de futurs talents. Promouvoir le travail des femmes au cinéma, c’est l’option qu’a choisie Vérane Frédiani à travers son film A la recherche des femmes chefs (2017) puis l’écrit dans son livre Cheffes (2019) coécrit avec la journaliste culinaire Estérelle Payany. À l’international, les choses se développent également avec la création du Parabere Forum, un rendez-vous qui rassemble les femmes les plus influentes de la gastronomie, de l’alimentation et de la nutrition.

La création, l’organisation de tous ces événements est représentative de l’époque dans laquelle nous vivons. Les femmes sont souvent obligées de faire pour et par elles-mêmes afin de surmonter les obstacles. Aujourd’hui, malgré des progrès à noter, la cuisine est toujours associée aux femmes et la gastronomie aux hommes. Déjà, certaines ont brisé le plafond de verre, en s’imposant petit à petit dans la sphère culinaire. C’est sûr, d’autres poursuivront.

 

Noa Darcel

 

Crédits photos : Getty images  –  Lyonmag  – Anne-Sophie Pic par Philippe Desmazes AFP  

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