L’effondrement de la maison Canal

« En toute amitié, bien cher Yann Barthès, et la grande famille du Petit Journal de Canal + ». Le 9 février dernier, le présentateur de Quotidien lisait avec humour la sympathique carte de vœux de Jean Lassalle. Manque de bol pour le député, l’émission n’appartient plus au groupe Canal depuis 5 ans. Pourtant, cette anecdote met en exergue que la chaîne cryptée et ses programmes cultes ont bel et bien marqué le Paysage Audiovisuel Français. Essayons de comprendre la recette de son succès, et l’itinéraire de son effondrement.

 

L’esprit Canal, symbole d’une réussite

En 1982, le président Mitterrand annonçait la création d’« une quatrième chaîne de télévision ». C’était sans savoir que ce projet allait bouleverser les codes du PAF, et d’un monde télévisuel dans lequel le gouvernement avait la mainmise sur la diffusion des programmes. Lancé en 1984 par Havas, la chaîne jouit d’un succès soudain et inattendu. Deux éléments incarnent sa réussite : une philosophie, celle de « l’esprit Canal », et un visage, celui d’Alain de Greef. 36 ans après, il semble désormais évident que l’un et l’autre sont indissociables.

En effet, l’ancien directeur des programmes sous les ères Rousselet et Lescure a laissé une marque indélébile dans l’histoire de la chaîne cryptée. C’est ici une des raisons de son succès, mais peut être aussi de sa déchéance. Les iconiques émissions créées par de Greef sont sorties du cadre de la télévision, jusqu’à devenir des objets populaires, des symboles qui, comme les vans Volkswagen ou les Délichocs, ont marqué toute une génération. Les Nuls, Les guignols de l’info, Groland, Nulle part ailleurs : tous ces programmes ont participé à la création du mythe de « l’esprit Canal ».

Mais comment pourrait-t-on décrypter quelque chose de si irréel ? Comment définir une philosophie si abstraite ? Arielle Saracco, arrivée sur la chaîne en 1990, disait en 2014 au Monde que « [l’esprit canal] c’est un mélange d’élégance et de « trashitude », une envie de regarder la société avec un petit pas de côté ». De son côté, la sémiologue Virginie Spies affirmait à l’Observatoire du journalisme que « La chaîne est l’une des premières en France à avoir mis à l’antenne des émissions […] qui passaient de l’information à l’humour, de la fiction à la réalité : c’était l’invention du mélange des genres à la française. »

Finalement, cet esprit Canal pourrait être défini comme une envie de s’affranchir des codes traditionnels, un désir de liberté qui s’exprime grâce à un formidable éventail de programmes : cinéma, sports « comme sur la pelouse », porno du samedi soir, actualités décalées, émissions novatrices. Ajoutez à cela une ligne éditoriale propre à chaque programme de la chaîne, et vous avez là la clé d’un succès.

L’esprit Canal, c’est la liberté dans la singularité, et la pluralité dans la liberté.

 

https://youtu.be/58rgmzIcUII

Source : Chaîne YouTube de CANAL +

 

Une déchéance (in)attendue ?

Le temps est un rouleau compresseur qui joue au chat et à la souris. Tôt ou tard il vous rattrape, et il vous appartient de l’éviter ou de vous faire broyer. Se renouveler, c’est reprendre quelques mètres d’avance sur les cylindres de la machine.

Pour le groupe Canal, le tournant des années 2000 a été abordé de la meilleure des façons, notamment grâce à deux émissions qui ont su amener un vent de fraîcheur sur la chaîne cryptée : Le Petit et le Grand Journal, de Yann Barthès et Michel Denisot. Pourtant, depuis 2010, plus les années passent, et plus le rouleau compresseur semble se rapprocher. La faute à un fantôme d’Alain de Greef qui hante encore les locaux de Canal +. Paradoxalement, alors que les anciens sont usés et vieillots (Les guignols, Groland), les nouveaux programmes souffrent constamment de la comparaison avec De Greef.

Le mythe de « l’esprit Canal » s’est finalement refermé sur la chaîne, en prenant au piège toutes les émissions lancées à partir de 2010. Même si pour certain Vincent Bolloré incarne le visage de cette déchéance, les maux sont plus profonds. Le numérique a bousculé les pions de l’échiquier audiovisuel. Et si, désormais, « l’esprit Canal », fait de dérision et de liberté, ne serait-il pas devenu un « esprit Internet » ? Le web offre la possibilité à une nouvelle génération d’indépendants de créer du contenu quand ils le veulent, comme ils le veulent et avec le ton qu’ils veulent.

L’arrêt du Petit Journal, puis du Grand entre 2016 et 2017 a fortement accéléré l’effondrement de la maison Canal. Sans aucune émission culte, il ne reste désormais plus que le sport et le cinéma pour la chaîne cryptée. Enfin ça, c’était jusqu’à l’année dernière. En septembre 2020, c’était la fin de la traditionnelle affiche de Ligue 1 à 21h le dimanche soir, qui était le rendez-vous sportif de tous les amoureux du foot. Toutefois, en récupérant les droits de diffusion jusqu’à la fin de la saison après la catastrophe MediaPro, Canal + a mis du baume au cœur de ses abonnés.

Mais une chose est sûre, c’est que le cylindre du rouleau compresseur chatouille désormais la nuque de la chaîne cryptée.

 

Clique comme ultime héritier ?

Pourtant, une émission peuplée d’irréductibles chroniqueurs résiste encore et toujours aux pales du temps.

Clique est un talk-show de divertissement et d’actualité créé en 2019. Appartenant au groupe Canal +, l’émission présentée par Mouloud Achour a su tirer profit du tournant du numérique, en étant diffusée à la fois sur la télévision, mais aussi en rediffusion sur Clique TV. Grâce à des chroniques pertinentes, variées, et même artistiques, elle semble renouer avec un « esprit Canal » porté disparu depuis une dizaine d’années. La rhétorique, la littérature, l’humour, la poésie : Clique ne s’intéresse pas à l’actualité, mais parcourt plutôt la France et le monde à la recherche des gens qui le font tourner. Les barrières tombent, et le programme propose une réconciliation entre la télévision et Internet. Les invités viennent d’horizons différents, mais ont tous une place de choix dans le paysage médiatique, qu’ils soient députés, rappeurs, journalistes, youtubeurs ou gamers.

 

Crédits : Maxime Bruno

 

Le talk-show offre un élégant mariage entre un patrimoine culturel qui mérite d’être exploité, et des invités jeunes, novateurs, et talentueux qui méritent d’êtres entendus. L’émission de Mouloud Achour a su réinventer « l’esprit Canal » en lui donnant son propre caractère, sans trahir la patte de Greef.

Finalement, c’est sur les débris de l’ancienne maison Canal, broyé par le rouleau compresseur du temps, que se trouve un petit pavillon tout neuf : ce pavillon, c’est Clique, qui incarne le renouveau de la chaîne cryptée.

 

Corentin Madères

 

Source photo : Wikipédia

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