Depuis de nombreuses années, il est fait établi que la France est un territoire à la population vieillissante. Selon l’INSEE, les plus de 65 ans représentaient en 2018 près de 20% de la population française, soit plus de 13 millions de personnes. Mais malgré cette place importante au sein du paysage démographique français, les seniors restent aujourd’hui une population discrète, marginalisée, bien moins visible qu’elle ne l’était un siècle auparavant. Les innombrables changements succincts qu’a connu le monde au cours des décennies précédentes ont profondément remodelé notre société, jusqu’à en exclure les plus âgés d’entre nous. Aujourd’hui, la lutte contre l’isolement des personnes âgées est un combat national porté par de nombreux acteurs, mais qui fait face à de nombreux obstacles et d’importantes contraintes.
Des chiffres impressionnants
En 2013, le gouvernement français rend public le rapport MONALISA, rapport d’étude destiné à développer les actions de lutte contre l’isolement social des personnes âgées. Rédigé par Jean-François Serres, ex-délégué général de l’association caritative Les Petits Frères des Pauvres, une figure majeure de l’aide aux personnes âgées isolées en France, elle indique notamment que celle-ci serait le troisième pays européen le plus touché par le problème de l’isolement : 5 millions de personnes majeures en seraient victimes en 2013, dont 23% de personnes âgées de plus de 75 ans. L’association publiera elle-même en 2017 les résultats d’une étude consacrée à l’isolement des personnes de plus de 60 ans, menée auprès de 1800 participants, en étroite collaboration avec l’institut CSA. Elle estime notamment à 900 000 le nombre de personnes âgées isolées à la fois des cercles familial et amical, et à 300 000 le nombre de personnes âgées en situation de « mort sociale », c’est-à-dire isolées des quatre cercles de sociabilité : famille, amis, voisinage et réseaux associatifs. On y rappelle également que précarité rime souvent avec isolement : plus ses revenus sont faibles, moins une personne âgée a de contacts avec son entourage. Les plus de 85 ans subiraient un isolement plus fort que les autres, bien que le cercle familial ait plutôt tendance à se resserrer autour de ce seuil.
Mais cette situation désolante s’est encore aggravée en 2020 avec la crise sanitaire causée par l’épidémie de COVID-19. D’après une nouvelle étude des Petits Frères des Pauvres, publiée en juin dernier à la suite du premier confinement, 720 000 personnes âgées n’ont eu aucun contact avec leur famille au cours de la période de confinement. Bien qu’une grande majorité des personnes âgées auraient eu au moins une personne à qui parler (87%), 650 000 d’entre elles n’ont pas eu cette chance. Certains ont pu profiter des nouvelles technologies pour contacter leurs proches, notamment par les appels en visioconférence, mais les plus de 60 ans sont les grandes victimes de la fracture numérique : en 2017, l’association estimait à presque 50% la proportion de 75-84 ans n’utilisant jamais Internet, les chiffres grimpant à quasiment 70% pour les 85 ans et plus.
Ce manque de liens sociaux durant le confinement est également dû à la restriction des visites de professionnels à domicile, qui représentent d’importants contacts pour les personnes isolées : plusieurs professionnels de santé ont constaté une dégradation de l’état psychique et physique de nombreux patients, avec même une augmentation du nombre de « syndromes de glissements », c’est-à-dire une perte de motivation, d’envie de continuer à vivre, et un comportement d’auto-négligence menant souvent à la mort.
La Dordogne, reflet de l’isolement en milieu rural
Le département de la Dordogne, territoire en grande partie rural et à la population vieillissante, est une bonne illustration du problème de l’isolement des personnes âgées en France. En 2017, l’INSEE recensait près de 150 000 personnes âgées de plus de 60 ans parmi une population d’environ 413 000 habitants, soit environ 36% de la population totale du département.
Pour les personnes isolées dans ce milieu, le moindre contact, même le plus bref, peut être extrêmement important. Bien que certaines vivent dans des environnements urbains, tels qu’à Périgueux ou Bergerac, une grande partie des personnes âgées résident dans des environnements très ruraux. Nombreux sont encore ceux qui habitent la maison de leur enfance, dans un hameau de quatre ou cinq bâtisses anciennes, et pour qui la ville la plus proche est en fait un village de mille habitants où les services viennent à manquer depuis quelques années, et où les conséquences de l’exode rural se font lourdement ressentir.
La vie sociale de beaucoup se rattache alors principalement aux enfants, lorsque ceux-ci vivent encore à la campagne, et au voisinage, mais également à d’autres acteurs auxquels l’on ne penserait pas forcément. Parmi eux, le facteur, ou encore le boulanger, qui figurent parmi les rares professionnels à encore fournir leurs services de manière mobile, là où prospéraient à l’époque épiciers, vendeurs de textile et autres commerçants ambulants. Maryline, factrice polyvalente exerçant sur une grande partie du Nord-Dordogne, se réjouit de pouvoir aider nos aînés par ses fonctions.
« J’ai toujours aimé les personnes âgées, j’ai toujours apprécié discuter et passer du temps avec elles. Elles m’ont toujours fasciné et inspiré un grand respect, par leur expérience, leur vécu, leur sagesse. »
Par son statut polyvalent, Maryline est amenée à parcourir 11 tournées différentes, ce qui lui permet de rencontrer un grand nombre de personnes, dont beaucoup sont âgées. Elle affirme en connaître un certain nombre en situation de « mort sociale », dont les contacts et interactions sont extrêmement limités.
« Des personnes isolées, oui je pense qu’il y en a beaucoup. Il m’arrive souvent de voir des personnes âgées attendre l’arrivée du facteur derrière la fenêtre juste pour pouvoir recevoir leur courrier en main propre et discuter. Parfois, ce sont leurs seules interactions de la journée. »
Selon elle, beaucoup s’abonnent à la presse quotidienne simplement pour recevoir la visite du facteur tous les jours. Beaucoup chérissent cette présence : certains lui demandent même de revenir en dehors de son service, pour échanger quelques mots ou lui donner des boutures de plantes pour le printemps prochain. Cependant, depuis le début de l’épidémie de COVID-19, les facteurs ont pour indication d’éviter les contacts et de ne plus entrer dans les domiciles, ce qui entrave un peu plus le lien déjà limité par le peu de temps dont dispose l’agent lors de ses tournées.
Des dispositifs pour améliorer la vie des personnes isolées
Consciente du rôle important que tient le facteur dans la vie des personnes isolées, La Poste propose depuis quelques années des dispositifs d’aide aux personnes âgées tels que des services de téléassistance, d’aide à la personne, ou encore des tablettes numériques adaptées afin de favoriser l’insertion des aînés dans le monde numérique. Cependant, ces offres payantes ne sont pas toujours accessibles aux plus précaires, bien que l’acheteur puisse bénéficier d’un crédit d’impôts. Le temps est lui aussi limité ; le facteur ne peut remplir au mieux ses missions, la formation à la tablette se faisant par exemple en une heure alors qu’elle en nécessiterait bien plus.
Pour les personnes précaires, le champ des possibles est ainsi limité, mais pas inexistant : plusieurs associations mettent en place des dispositifs d’accompagnement pour les personnes isolées. En Dordogne, l’antenne locale de la Croix-Rouge à Nontron a fait l’essai d’un système de visites à domicile pendant deux ans ; Sylvette, responsable locale, les a mises en place et y a participé. Réalisées par les bénévoles, ces visites bimensuelles ont pu aider une quinzaine de personnes. Consistant essentiellement en un soutien moral, elles offraient une compagnie à la personne isolée.
« On a eu certaines situations délicates où l’on a dû intervenir, avec des gens qui étaient malades et qui ne se soignaient pas par exemple. »
Ce suivi régulier a permis de rediriger certaines personnes vers des professionnels médico-sociaux. Malgré tout, les visites ont pris fin il y a deux ans car trop épuisantes pour les bénévoles : les situations prises en charge pouvaient être très dures à vivre psychologiquement, mais également très chronophages alors qu’elles n’étaient pas leur mission principale.
Le tissu associatif collabore souvent avec les travailleurs sociaux, qui jouent un rôle très important dans la prise en charge d’une personne isolée, pouvant intervenir à la fois sur le versant administratif et sur celui de l’accompagnement. Sylvie, assistante sociale dans le Nord-Dordogne, déplore le manque d’effectif des associations, dont les équipes ne peuvent plus remplir autant de missions qu’elles le souhaiteraient. Malgré les efforts des travailleurs sociaux, les situations nécessitant leur intervention restent nombreuses. « Heureusement qu’on est plusieurs, et qu’il y a un maillage associatif, même s’il est limité » affirme Sylvie.
La mobilité, rouage manquant à la lutte contre l’isolement
Bien que ce travail social soit crucial, il ne peut répondre à toutes les attentes et reste freiné par des problèmes de mobilité et le manque de fonds. Des aides supplémentaires pourraient être mises en place, mais elles ne sauraient compenser le manque de mobilité des personnes âgées, qui constitue un « vrai frein » à la lutte contre l’isolement.
Ce manque de mobilité, Josette, 83 ans, en fait souvent les frais alors qu’elle habite dans le bourg de son village. Ancienne comptable, femme intelligente et sociable mais aussi ex-bénévole au Service Évangélique des Malades de l’EHPAD de Saint-Pardoux-la-Rivière, elle se sent aujourd’hui seule, parfois ignorée. Bénéficiant de revenus très confortables, adepte des réunions spirituelles et du lien avec autrui, Josette est pourtant en situation d’isolement : aidante principale de son mari malade et dépendant, son quotidien est aujourd’hui en grande partie tourné vers celui-ci.
« Je connais beaucoup de monde ici, je connais tout Saint-Pardoux puisqu’on y a professé pendant 30 ans, mais il n’y a pas de communication ici. Et ce même avec le téléphone ! »
Dans son élégant salon à l’odeur boisée, avec des airs de musique classique en fond qu’elle semble ne jamais quitter, Josette nous confie son vécu, mais aussi son mal-être. Ses trois fils sont partis depuis longtemps et vivent loin de son village périgourdin. Elle les voit rarement et les contacte le plus souvent par téléphone, bien qu’elle sache utiliser Internet et les outils de visioconférence. Ses interactions les plus fréquentes sont avec son mari, bien sûr, mais aussi avec ses deux aides à domicile qu’elle affectionne tout particulièrement. Elle voit également ses voisines, quelquefois, toutes deux dans la même situation qu’elle, mais pas aussi souvent qu’elle le souhaiterait. Mais surtout, Josette regrette d’avoir très peu de visites ; elle est toujours celle qui va vers les autres, et a le sentiment que les autres ne viennent jamais vers elle. Elle qui aime son prochain, elle est pourtant ravie lorsqu’on vient lui rendre visite ; elle se réjouit encore de la visite récente de deux amies.
« Elles m’ont fait un plaisir, mais alors un plaisir, parce que c’étaient les premières qui me prenaient en compte ! »
Josette souffre du manque de mobilité : auparavant habituée à se rendre souvent à Périgueux, il lui est aujourd’hui difficile de parcourir de longues distances. Elle souhaiterait la mise en place d’un bus, d’une navette pour permettre aux personnes âgées de se rendre plus facilement en ville et de se retrouver : selon elle, c’est ça qui pourrait vraiment aider les personnes en situation d’isolement.
Et elle n’est pas la seule à le penser. Toutes les personnes que nous avons interviewées, factrice, assistante sociale ou encore bénévole s’accordent à le dire, la mobilité est un problème de taille en milieu rural ; et il touche autant les jeunes que les aînés, rendant les campagnes toujours plus isolées, nourrissant encore un peu plus le cercle vicieux de l’exode rural.
Romane Pelletier
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Étudiante en information-communication et anglais. Intéressée par un peu tout, mais surtout par les autres. Future journaliste (on croise les doigts), j’aime la diversité et écrire sur les causes qui me touchent.