Emőke Baráth : « Si jamais un jeune se décide à mettre un Vivaldi ou un Mozart, c’est déjà génial »

La musique classique existe en marge des pratiques sociales des jeunes de nos jours. Elle connaît une perte d’audience qui va en augmentant, amortissant ainsi sa portée. En outre, menacée par de nouveaux genres de musique, elle n’est plus qu’un bourdonnement au fond de la mémoire. Du moins, c’est ce que l’on entend dire. Mais ne seraient-ils, tous ces énoncés, que des conjectures irréfléchies ? Afin de disperser ces bruits autour de la question, on a interrogé quelqu’un d’initié à l’univers de la musique classique, la soprano hongroise Emőke Baráth.

Pureté animique incorporée en voix

Comme la musique, le prodige ne connaît pas de barrières : Emőke Baráth traverse véritablement le monde entier. Elle commence sa carrière en Hongrie, fait ensuite ses études en Italie, et aujourd’hui elle donne des concerts partout dans le monde. Elle entretient une relation particulière avec la France, en collaborant notamment plusieurs fois avec le célèbre contre-ténor Philippe Jarrousky. La liste est infinie, d’autant plus qu’à l’âge de 34 ans sa carrière ne débute véritablement que maintenant, avec son propre album sorti depuis peu. Quel est le secret de son succès ?

Une voix pure, ce qui est certes indispensable pour devenir une chanteuse aussi prodigieuse qu’Emőke Baráth. Mais ce n’est pas que la voix pure qui joue. Ce n’est pas que le talent non plus, ni le travail, mais il y réside un pouvoir beaucoup plus puissant : l’humilité. L’humilité envers l’ascendance et la postérité, l’humilité envers l’autre, sans lesquels l’humilité envers soi-même n’existerait pas. La pureté animique incorporée en voix. C’est d’être musicien. C’est Emőke Baráth.

Perte d’audience ?

Les mélomanes ont véritablement, aujourd’hui, l’embarras du choix sur le plan du divertissement musical. Mais combien d’entre eux se décident à aller assister à des concerts de musique classique ? On dirait « très peu », et que ce sont majoritairement « les vieillards ». Or, la musique classique attire aussi bien les jeunes que leurs aînés. « Si je vais à l’opéra en France, je vois un public hétéroclite, composé à la fois de jeunes et de plus âgés » témoigne Emőke en se référant à son expérience personnelle. En effet, les bases culturelles façonnent les pratiques sociales selon les nations. « En Hongrie, il y a un intérêt absolu à la culture, même de la part des jeunes, déclare la chanteuse hongroise. Et si ce pays se vante d’un tel public encore aujourd’hui, c’est parce que l’enseignement de la musique est une tradition ici, une tradition qu’imposait Kodály avec son mouvement choral initiant les enfants au chant ». Car Zoltán Kodály, compositeur et pédagogue hongrois du XX siècle, fonde l’art choral en soulignant l’importance de la musique dans la vie quotidienne, qui ne peut être comprise qu’en y participant. Cette participation devrait entrer en pratique soit sous forme de production musicale, soit sous forme d’écoute de la musique vivante – surtout les deux ensembles.

A qui est-ce d’initier les enfants à cette pratique ?

« J’ai grandi dans un milieu particulier, raconte la soprano hongroise, la musique a toujours été présente dans mon quotidien. Donc c’était évident pour moi, à l’âge de 16 ans, d’écouter Stravinsky dans mon walkman en allant au lycée ». D’après le récit de la chanteuse, la musique joue un rôle déterminant quant à la manière de vivre et de voir, elle forme non seulement la personnalité de l’individu, mais aussi l’unité à la communauté. De ce fait, le milieu où l’on est né influence largement le goût musical. « Chez nous, si tu aimais la musique classique, tu n’étais pas relou, raconte Emőke, au contraire, tu étais cool si tu jouais d’un instrument. Mais normalement, ce n’est pas le cas ». Au fond, les jeunes d’aujourd’hui mettent rarement la musique classique sur leur playlist d’une soirée entre amis. La musique classique en tant que plaisir partagé, publiquement consommé, cesse d’exister parmi les jeunes, elle est refoulée entre les murs privés. Le choix de musique écoutée est donc une marque d’appartenance mais également d’altérité, dépendant donc de l’entourage. Et bien évidemment, il ne faut pas oublier que, influencé par la manière de penser des parents, l’enfant construit sa propre vision à partir de ce qu’il voit – ou entend. « L’approbation envers l’enfant est essentielle, dit la soprano hongroise. L’initiation musicale doit être présente déjà à l’enfance. Ma maman trouvait que ça devait faire partie de mon éducation. » Au début, tout le poids pèse ainsi sur les parents. « Mais cette approbation ne vient pas forcément uniquement de la part des parents, par exemple, moi, j’avais un professeur de piano génial qui m’a encouragé dès le début » évoque la chanteuse. Donc si ce n’est le parent, c’est donc à l’école d’initier les enfants au monde de la musique. Mais l’école accomplit-elle ses attributions ? « Les cours de musique à l’école sous leur forme actuelle, ça ne sert à rien, déclare catégoriquement la chanteuse. Ce truc de cours de musique, personnellement, je le supprimerais. » En effet, la majorité des cours de musique offre une façon passive, voire ennuyeuse, d’apprendre le programme prévu – où l’on ne s’inquiète même pas de ne pas arriver au bout de tout, en disant que cela n’a pas d’importance – on exige aux enfants de connaître la biographie des compositeurs par cœur, « on leur fait écouter, voilà c’est Chopin…mais ça n’intéressera personne ! Il faut qu’on expérimente les arts au niveau pratique, exclame la chanteuse montrant son accord avec la théorie de Kodály. Il faudrait qu’il soit essentiel que tout le monde apprenne la musique. Surtout dans le pays de Kodály. »

Mais la méthode Kodály n’est-elle pas démodée dans notre société hyper-connectée ?

Dans une société hyper-connectée qui adapte, voire renforce, le changement de mode de vie des nouvelles générations – qui se manifeste notamment dans un rythme de vie accéléré et un parallélisme des tâches – la façon d’écouter de la musique change à son tour. Car Internet propose des tas de possibilités où retrouver le plaisir de la musique, lequel plaisir est téléchargeable en un seul clic, sans qu’on ne fasse aucun effort. Par conséquent, la musique, y compris la musique classique, ne sera que l’une de ces activités parallèles, perdant ainsi de sa valeur. Nonobstant, Emőke nuance la situation : « si jamais un jeune se décide à mettre un Vivaldi ou un Mozart, c’est déjà génial. C’est son propre choix ». Il n’est pas vrai que les jeunes n’écoutent pas de musique classique, c’est seulement la façon d’écouter qui a changé. Et là se pose une question : écouter est-il l’égal de connaître ? Car il y a le risque ici d’omettre de se renseigner sur ce que l’on entend : les playlists proposées par YouTube par exemple s’enchaînent automatiquement. « Mais en fait, être expert, ce n’est le privilège que d’une très petite couche de la société, considère ici Emőke. Ce qui compte, c’est l’effet qu’exerce la musique sur l’âme. Si on ne connaît pas le compositeur, l’artiste, etc., le pouvoir thérapeutique et construisant sa personnalité est quand même toujours présent. Moi-même, j’écoute de la musique pour le plaisir, et pas forcément avec une approche savante ».

La conversation continue ; en proposant un accès illimité aux enregistrements de qualité parfaite d’un disque, Internet s’avère être le Goliath de la musique vivante, et donne l’impression de faire reculer l’engouement pour les concerts. « Selon moi, la musique enregistrée n’arrive pas à déclasser la musique vivante, contredit Emőke, parce que cette dernière a un pouvoir dont l’enregistrement ne disposera jamais : celui de susciter des émotions profondes. Alors que l’enregistrement studio se vante de la beauté d’être parfait – ou presque parfait – un concert a le caractère de ne pas être parfait, il en est loin. Et c’est ce qui permet de donner naissance aux beautés situationnelles et instantanées qui ne naissent pas sur le disque. » Qu’il s’agisse de l’enregistrement d’un concert ou celui stérile d’un studio trouvé en ligne, l’écouter devant l’écran ne redonne pas le même effet que de vivre vraiment la sensation. « C’est humain, dit-elle, énonçant le mot-clé. C’est pour ça qu’on désire y participer. C’est un désir qui vit dans l’Homme depuis le début, voire la Préhistoire. Je ne crois pas qu’Internet ait pris le pouvoir à la musique vivante, je ne crois pas qu’Internet puisse éteindre les instincts humains. »

Comment initier les jeunes ?

Il y a sans nul doute de nombreuses tentatives de faire connaître le monde de la musique classique aux gens dont le genre, le dit crossover, répandu depuis peu, mélange la musique classique avec d’autres genres de musique, dans l’espoir de faire aimer aux gens la première. « Les artistes de tel genre peuvent attirer un public qui remplit un stade entier, parle Emőke du gain de cette tendance, et ces gens-là, ils croient qu’ils ont agi en faveur de la culture. Les gens croient que c’était la musique classique qu’ils ont entendu. Alors que les vrais artistes jouent devant un public de cent personnes, je trouve ça injuste et agaçant ». Le genre crossover crée donc une image pervertie de la musique classique, il joue sur la manipulation d’une couche de gens qui sont ouverts à la culture sans pour autant vouloir s’en instruire. « On pourrait attraper cette aspiration des gens, mais d’une manière autre qu’avec ce playback crossover. »

Pour que cette aspiration les mène vers d’autres chemins, le premier pas ne doit guère être aussi lourd que le Requiem de Mozart, l’initiation se passe progressivement, s’adapte au destinataire aussi, bien entendu. « Pour les enfants, c’est l’opérette ou la comédie musicale, annonce Emőke, en se référant aux expériences personnelles, à travers lesquelles il se familiarise non seulement avec la musique, mais aussi avec l’univers scénique. » Il existe forcément un répertoire à connaître absolument, facilement consommable. Et il en va de même pour les morceaux musicaux : « Les Quatre Saisons de Vivaldi, tout le monde connaît, exemplifie Emőke. Ou bien la musique de film du genre délicat jouée par un orchestre symphonique. Elle peut attirer énormément de gens juste par affection au film, des gens qui, autrement, n’écouteraient peut-être jamais de musique classique. » L’essentiel est de donner au public la sensation de réconfort qui les rassure par rapport à eux-mêmes aussi. « Il faut jouer davantage ces mélodies plus connues, parce qu’un groupe de gens n’est potentiellement touchable que par elles. ». Emőke parle ci-dessus d’un public moins familiarisé avec la musique classique, mais qui peut se retrouver motivé après une telle sorte d’initiation ludique.

Notre quotidien cache bien des mélodies qui relèvent de la musique classique. Justement, on ne s’en rend pas compte. Ce peut être sous forme de sonneries, de pubs, n’importe quoi ! Il suffit d’ouvrir les écoutilles pour ouïr les voix égarées qui tintinnabulent dans les rues, celles-ci mènent finalement aux salles de concert, qui sont également le lieu de retrouvailles du sens des mots ci-dessus évoqués : ils y tintent, en effet, leur dimension cristalline.

Fanni Filyó

Crédits photos : Zeneakadémia / András Dimény

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