Tension au Pérou, le peuple en a assez : « On sait ce que l’on vaut et pourquoi on se bat »

Peu présent sur la scène médiatique internationale, le Pérou a pourtant fait parler de lui ces derniers jours. Trois Présidents en une semaine ! On comprend l’engouement médiatique pour ce pays. Mais que s’est-il passé exactement ? On vous décrypte la situation avec l’aide de David Bustamente, 26 ans, étudiant en économie. Péruvien d’origine et résidant à Arequipa dans le sud du pays, il a accepté d’échanger avec nous.

Aux origines de ces évènements 

Tout s’est accéléré le 9 Novembre dernier, lorsque le Président à la tête du Pérou depuis le 23 mars 2018, Martin Vizcarra, a été destitué par le Parlement pour « incapacité morale » à gouverner le pays. En cause, une accusation de pots-de-vin qu’il aurait perçus lorsqu’il était gouverneur en 2014. « Martin Vizcarra avait fait de la lutte contre la corruption sa mission et lui avait permis d’être élu. A l’heure actuelle, il n’y a aucune preuve des faits exposés par le Parlement, et c’est tout le problème » nous explique David. Cette destitution n’est pas une surprise, le Parlement avait déjà tenté une première attaque en août dernier, qui avait échoué. Comment est-ce possible ? Tout est lié à l’article 113.2 de la Constitution péruvienne. Elle autorise la destitution du Président par le Parlement, si celui-ci est en incapacité physique ou morale de gouverner le pays.

« Mais bien entendu, c’est très subjectif et flou de déclarer quelqu’un d’inapte à gouverner pour des raisons morales. Le parlement se sert d’une loi vieille d’une Constitution de 1993 établie pendant une dictature ». David nous explique alors que le gouvernement est corrompu, ainsi que tout le pays en général. Presque tous les précédents Présidents ont été accusés de corruption et bon nombre d’entre eux sont en prison actuellement. Quand tout un pays est corrompu, on comprend qu’un Président anti-corruption à sa tête effraie. Martin Vizcarra voulait d’ailleurs instaurer un gouvernement bicaméral afin de donner moins de pouvoir au Parlement.

Ancien Président Martin Vizcarra, destitué le 9 novembre 2020.

 

Manifestation et violente répression

A la suite de cette destitution, Manuel Merino , opposant et chef du Parlement prend la tête du pays. S’en suit alors une vague de contestation immense dans tout le Pérou. 13% de la population a manifesté et 76% approuve et soutient ces manifestations. Pour le peuple péruvien, le départ de Vizcarra a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Epuisé d’un Etat corrompu où le Parlement est plus puissant que le Président lui-même, il demande le départ de Merino et une réforme de la constitution. Vizcarra étant apprécié par le peuple, cette destitution est vue comme un coup d’Etat parlementaire. Des dizaines de milliers de péruviens dans les rues, voilà un évènement historique.

« A cause de l’ancien Président Alberto Fujimori qui qualifiait en 2000 les manifestants de terroristes, personne ne prenait part aux manifestations. Ils avaient peur d’être considérés comme communistes ou terroristes. Mais peu importe comment les gens nous qualifient aujourd’hui. On n’est pas des terroristes, on manifeste pacifiquement. On sait ce que l’on vaut et pourquoi on se bat ».

– David

Malgré cela, les violences ont éclaté et deux personnes (au moins), ont été tuées par impact de plomb. « Manuel Merino a demandé à la police de réprimer strictement tout manifestant qui contestait la situation. Aucun policier n’a d’ailleurs été blessé » nous raconte le jeune péruvien. Au cours des 6 jours de manifestations, on dénombre au moins 2 morts, 70 blessés et 5 disparus du côté des manifestants. Face à la colère des péruviens, Merino est acculé et démissionne au bout de 5 jours. Après une semaine d’intenses contestations, un nouveau Président consensuel (par intérim), Francisco Sagasti, a pris le lead et a pour mission de rétablir l’ordre et le calme au sein du pays. Le but étant de mettre fin à la crise politique qui secoue actuellement le Pérou. Parmi les 105 sur 130 sièges au Parlement qui avaient voté pour la destitution du Président Vizcarra, le nouveau Président Sagasti était l’un des rares à ne pas avoir voté en sa défaveur.

Président par intérim Manuel Merino, contesté par les péruviens.

 

Une situation qui ne date pas d’hier

Mais il faut bien comprendre que ce soulèvement de la population n’est pas dû aux simples événements des dernières semaines mais bien à un trop plein d’injustice qui dure depuis bien longtemps au Pérou. Entre Alberto Fujimori, qui a certes aidé à stabiliser l’inflation dans le pays, mais qui a surtout commis des actes terribles tels que la stérilisation forcée de plus de 130 000 femmes dans les régions les plus pauvres du Pérou afin de « faire baisser le taux de pauvreté et de terrorisme dans le pays » ; la corruption générale du gouvernement depuis de nombreuses années ; le renforcement toujours plus puissant du Parlement… les exemples ne manquent pas.

L’un des problèmes les plus récurrents est l’éducation. David nous explique qu’il est parti faire sa licence d’économie à Leipzig, en Allemagne et qu’il repart bientôt pour y faire son master. « Ici, les universités ne sont pas bonnes. L’éducation est juste un business et un luxe ». Les universités publiques sont très médiocres et les privées sont bien trop chères pour être abordables pour la population. En 2016, le ministre de l’éducation de l’époque Jaime Saavedra, est destitué (la situation vous semble familière ?), alors qu’il tentait d’établir des réformes universitaires. Il voulait insuffler plus d’argent dans les universités, notamment augmenter le salaire des professeurs pour les inciter à former les étudiants plus sérieusement et de façon plus qualitative. « Mais le Parlement a refusé, il est contre toutes les réformes qui concernent l’éducation ou la corruption. Evidemment, ce n’est pas à leur avantage : Il vaut mieux garder le peuple ignorant pour mieux le contrôler… ». En juin 1979 déjà, des manifestations pour la gratuité de l’enseignement avaient été sévèrement réprimées par l’armée, causant la mort de plusieurs dizaines de civils.

Manifestations à Lima en 2019 contre la corruption qui règne sur le pays.

 

Quel avenir pour le peuple péruvien ?

Et maintenant ? Depuis l’arrivée de Fancisco Sagasti au pouvoir, la situation s’est un petit peu améliorée. Contrairement à Merino, le Président est à la fois reconnu par le peuple mais aussi par la communauté internationale. Il a ordonné à la police de stopper toute violence et de ne pas prendre part aux manifestations qui continuent d’avoir lieu dans la paix. Le Président Sagasti a nommé le Général César Augsuto Cervantes comme nouveau commandant de police et a aussi évincé quinze généraux, à la suite de la violente répression des manifestations. Il a ordonné une réforme de la police, visant à ce que cette dernière ne soit plus organisée par elle-même mais par une autre institution, le 23  novembre, soit 6 jours après sa prise de pouvoir.

Malgré tout, cela n’a pas suffi. Samedi 21 Novembre, des milliers de péruviens étaient à nouveau dans les rues pour exiger justice pour les deux jeunes assassinés par la police et pour protester contre la Cour Suprême qui est restée inactive et refuse de se prononcer sur la légitimité ou non de la destitution de Vizcarra. A cause des tensions gouvernementales, le Président n’essaye pas d’effectuer des changements majeurs ou de changer la constitution. « Et puis de toute façon qu’est-ce que ça change ? C’est le Parlement qui vote la nouvelle constitution. Les mêmes qui violent celle que nous avons actuellement ! » s’agace David. Il comprend bien sûr qu’elle doit être changée et affirme que le pays ne peut pas avoir une constitution mise en place par quelqu’un qui a tué tant de monde (Alberto Fujimori). Mais il pense que ce n’est pas la priorité. « Nous sommes à nouveau dans une dictature qui a pris la forme d’une pseudo démocratie. Changer des articles de loi ne changera rien à tout ça si personne n’est là pour les respecter… ». On comprend alors toute la complexité des problèmes péruviens et il est difficile de se projeter dans un avenir plus sain et serein pour la population. Affaire à suivre donc…

Noémie Renard

Crédits photos : REUTERS / HANDOUT / REUTERS / SEBASTIAN CASTANEDA / AFP

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